Comment habiter poétiquement le monde ?
A l’heure où la question du réchauffement climatique et, plus globalement, de l’habitabilité de la terre sont devenus des sujets de société parmi les plus graves de notre époque, notre manière d’habiter le monde semble être la seule coupable.
Habiter nous explique Martin Heidegger, dans Être et temps en 1927, désigne la manière dont l’être humain se comporte dans le monde. L’habiter est donc la modalité selon laquelle l’homme construit le rapport à son environnement. Nous n’habitons donc pas tel ou tel logement seulement parce que nous l’avons bâti mais, à l’inverse, nous construisons un logis justement parce que nous ne savons exister dans le monde qu’en l’habitant.
Ainsi, selon l’approche heideggérienne, le propre de l’Homme se définit précisément par sa capacité à habiter le monde. C’est par sa nature même que l’être humain est donc voué à construire des maisons, des immeubles, des cathédrales mais aussi des routes, des écoles, des hôpitaux, des avions, des réseaux routiers, des armes, des ordinateurs, des vêtements ou encore des systèmes économiques, des lois, des mythes, des romans ; bref des champs de céréales autant que des chants lyriques. Tout un monde d’objets matériels et immatériels caractérise ainsi notre manière d’habiter, manière qui dessine la singularité de chaque période de l’histoire de l’humanité.
Quelles sont donc les principales caractéristiques de notre manière actuelle d’habiter le monde ?
Depuis ce que Max Weber, dans Le savant et le politique en 1917, a appelé le désenchantement du monde, il semblerait que nous soyons immergés dans l’ère de la raison technicienne et instrumentale. Cette dernière est la conséquence de la révolution copernicienne du XVIe siècle qui a marqué le début de la mathématisation du monde. Loin de la raison des philosophes de la Grèce antique, la raison instrumentale se détourne de la quête du sens. Ayant quitté son statut de moyen au service d’une fin plus grande qu’elle, cette raison technicienne est désormais une fin en soi et nous dicte en souveraine absolue notre manière d’habiter le monde. Ce type de rationalité trouve son apogée dans la puissance, sans cesse renouvelée et augmentée, de l’économie et de la technologie : elle considère le réel comme un objet mesurable, classable, extractible, cumulable, répartissable, consommable. Bref, le monde devient notre marchandise jusque dans ses moindres recoins. Tout y est réquisitionné et exploité y compris l’humain lui-même qui fait désormais parti des « effectifs », du « capital humain », des « ressources humaines ».
Mais la volonté de dominer ainsi la nature aboutit ironiquement à une autre forme de dépossession. Le règne actuel des data rend effectivement les comportements humains toujours plus mesurables, prévisibles, manipulables, maitrisables, certes ! Mais, l’hybris mathématique, ou la démesure du mesurable, entraine ce que Martin Heidegger appelait « l’oubli de l’être » ou encore « la nuit du sens ». Les sciences et les techniques semblent désormais exclusivement au service de ce que l’on veut obtenir sans jamais interroger ce qu’il est vraiment souhaitable de vouloir.
C’est ainsi que l’homme de l’Occident contemporain, si soucieux d’être à la hauteur des multiples exigences de performances et d’efficacité de ses différentes rôles sociaux, néglige ses propres forces créatrices et devient simple gestionnaire du monde. C’est pourquoi Max Horkheimer et Theodor Adorno écrivaient dans Dialectique de la Raison en 1944 « l’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose (…) L’homme ne se définit plus que comme une chose, comme élément de statistiques, en termes de succès ou d’échecs ».
Face à ce constat, pouvons-nous encore apprendre à habiter différemment le monde ? Comment parvenir, par exemple, à l’habiter poétiquement pour reprendre une expression utilisée pour la première fois, en 1823, dans le poème En bleu adorable de Friedrich Hölderlin.
Dans l’imaginaire collectif, la représentation de la poésie est souvent associée à une expérience scolaire. A l’occasion de récitations de poèmes, nous avons tous vécu cette approche, souvent mécanique et froide, de la poésie ; approche aux antipodes de ce que devrait être un véritable éveil à la sensibilité poétique. Cette dernière est, pourtant, loin de ne se loger que dans les recueils de poèmes. D’après Paul Claudel, elle serait même partout excepté chez les mauvais poètes. Pour Gaston Bachelard, dans La poétique de la rêverie en 1960, la poésie est d’abord un mode de vie qui nous révèle la complexité autant que le mystère et la beauté du monde et peut aller se cueillir ‘au coin de la rue ‘. Nous pouvons donc la trouver autant dans la nature que dans la cité, dans les moments féériques autant que dans la trivialité de nos quotidiens. Loin de se limiter aux poèmes, elle vient mourir dans les mauvais vers et désigne, avant tout, une manière d’être, d’habiter, de s’habiter. Mais quelle est-elle donc plus précisément ? D’une déconcertante variété, est-il seulement possible de donner une définition de la poésie ? Peut-être n’attend-elle que notre regard ? que notre pleine présence ? que notre émerveillement ? Peut-être est-elle, avant tout, une expérience du monde ? une prise de conscience ? un chemin de résistance ? Dans Le plâtrier siffleur, en 2012, Christian Bobin écrit « habiter poétiquement le monde ou habiter humainement le monde, au fond, c’est la même chose » Mais que cela signifie-t-il précisément ? N’est-ce pas à chacun d’y réfléchir et, ce faisant, de commencer à tisser le fil de sa propre humanité ? de sa propre beauté ?
Construire un rapport poétique au monde passe-t-il par le développement de notre capacité à la réceptivité ? à l’empathie ? à la contemplation ? à l’étonnement ? au questionnement ? à la douceur ? au combat politique ? à l’engagement éthique ?
Comment habiter poétiquement le monde sans tenter de relier tous ces précédents questionnements à la question encore plus fondamentale de la quête de sens ? Habiter poétiquement le monde, est-ce vouloir le transformer ou au contraire l’accueillir tel qu’il est ? Est-ce tenter de l’éprouver dans sa mystérieuse vérité ? de le regarder jusque dans ses recoins les plus cachés, les plus ignorés, les plus délaissés ? de l’écouter en pleine conscience ? de le toucher avec des gestes tendres à renouveler, à modifier, à réinventer ? de le sentir jusque dans ses profondeurs ? jusque dans ses aigreurs ? d’accueillir son souffle à chacune de nos respirations ? de s’enivrer du mystère de son origine ? de s’émouvoir du bouillonnement et de la diversité du vivant qui le compose ? de ses couleurs ? de ses murmures,?
Habiter poétiquement le monde ne serait-il pas, finalement, la marque d’une vie spirituelle ? Ne pensez-vous pas, comme Saint-Exupéry lors d’une lettre à un général de l’armée en 1943, « qu’il n’y a, au fond, qu’un seul problème de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle. Des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir quelque chose qui ressemble à un chant grégorien (…) On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de belote et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans poésie, sans couleur, sans amour (…) Il n’y a qu’un problème, un seul, redécouvrir qu’il est une vie de l’Esprit, plus haute encore que la vie de l’intelligence. La seule qui satisfasse l’homme » ?

