Qu’est-ce que rencontrer quelqu’un ?
Si un ami vous confie qu’il vient de rencontrer quelqu’un, vous comprendrez alors spontanément qu’il vous parle d’une rencontre amoureuse ou, du moins, d’une rencontre qui lui semble marquer le début d’une vie différente. Faire une rencontre supposerait donc un point de rupture entre un avant et un après dans son existence. Face à ce phénomène aussi étrange que banal que nous avons certainement tous eu l’occasion d’expérimenter, de nombreuses questions peuvent être formulées.
Tout d’abord, nous pourrions nous demander lorsque ce type de rencontre se présente sous la forme de l’évidence, quels sont les signes qui nous font la reconnaître comme telle ? A l’intensité des émotions éprouvées ? Au sentiment de familiarité face à une personne qui nous était jusqu’alors inconnue ? A la curiosité ressentie d’en savoir le plus possible sur cet autre qui m’est encore si étranger ? Au constat que nous avons incontestablement été séduit et que nous voulons séduire en retour ?
Surtout, rencontrer quelqu’un suppose-t-il une expérience du proche, du semblable, de l’alter ego ou bien, au contraire, une expérience de l’altérité, du ‘tout autre’, du surprenant voire d’une étrangeté aussi intrigante que stimulante ? Dans le premier cas, rencontrer quelqu’un consisterait à reconnaitre un individu, jusqu’alors inconnu, comme un des siens et élargir ainsi son cercle de proches. Dans le second cas, rencontrer quelqu’un consisterait à s’ouvrir à un autre monde que le sien, à agrandir son espace de vie au-delà de ce qui nous est connu et habituel.
Quelle que soit l’option retenue, rencontrer quelqu’un serait-il donc l’autre nom de ‘tomber amoureux’ ? S’il parait assez clair que tout amour naissant est une rencontre, l’inverse n’est pas vrai pour autant : toute vraie rencontre ne revêt pas nécessairement une dimension amoureuse. Il serait donc, incontestablement, réducteur de penser la notion de rencontre uniquement sous la modalité du coup de foudre ou, même plus largement, de la relation amoureuse.
Lors du prochain atelier, il s’agira de réfléchir ensemble sur ce qui caractérise une vraie rencontre autant en essayant d’identifier les différentes formes qu’elle peut revêtir qu’en tentant de la distinguer du simple échange, de l’entrevue ou de la prise de contact. Quels sont donc les ingrédients d’une rencontre véritable ? Quelles en sont ses caractéristiques ? Ses contours ? Où commence-t-elle ? Où finit-elle ? Ses signes sont-ils toujours reconnaissables dès le début ? Ou bien n’est-ce qu’a posteriori, lorsque ses effets se manifestent et apportent leurs fruits, que l’on peut rétrospectivement qualifier certaines mises en relations comme d’authentiques rencontres par contraste avec de simples croisements ou dialogues de courtoisie ?
Etymologiquement, le mot rencontre vient du vieux français ‘encontre’ qui exprime ‘le fait de heurter quelqu’un sur son chemin’. Il renvoie donc plutôt à un choc avec l’altérité : deux êtres entrent en contact, se heurtent, et voient leurs trajectoires modifiées. Si nous nourrissions l’illusion d’être des monades autosuffisantes, tranquillement installées dans leur identité et leurs habitudes, nous voilà subitement réveillés. Notre vision du monde est troublée. Cette sensation aussi grisante qu’inquiétante nous porte autant vers l’autre qui nous étonne que vers cette partie de nous-même qui, jusqu’à cette rencontre, nous était inconnue. « Je est un autre » disait Arthur Rimbaud dans une lettre à Paul Demeny en 1871. Mais, il faut peut-être rencontrer l’autre pour l’éprouver pleinement et enfin comprendre que cet ‘autre en soi’ est peut-être plus proche de soi que celui que nous croyions être. Comme nous sommes loin alors de l’hypocrite ‘j’ai été ravi de vous rencontrer ‘ que nous lâchons parfois pour écourter un rendez-vous, d’autant plus ennuyeux que la rencontre n’a pas eu lieu.
Une vraie rencontre ne suppose-t-elle pas, avant tout, de franchir nos épaisses carapaces sociales en créant du jeu, de l’espace affranchi de ce ‘je’ social ? La rencontre n’est-elle pas ce qui permet de souffler un vent de liberté sur nos identités sociales souvent figées et formatées ? La rencontre véritable serait donc ce qui permettrait d’actualiser des potentialités jusqu’alors restées enfouies, ignorées de tous en commençant par soi-même. Source d’émancipation et de découverte, la rencontre désignerait alors ce qui permet le surgissement d’un nouvel élan, d’une bifurcation parfois vécue comme une ‘renaissance’ entrainant, à proportion de sa fécondité, reconnaissance et gratitude ; à l’exclusion bien sûr de ce qu’il convient de qualifier de mauvaises rencontres pour leurs impacts négatifs voire destructeurs qu’elles provoquent. Notons surtout, ici, que bonnes ou mauvaises, la caractéristique d’une rencontre semble être dans sa capacité à modifier en profondeur le chemin d’une vie.
En quoi les rencontres ainsi définies nous sont-elles essentielles ? Que serait une vie sans rencontres ?
Sommes-nous tous égaux face à l’opportunité de faire des expériences de rencontres ? Doit-on les chercher pour espérer les vivre ? Sont-elles le résultat d’une attitude volontariste ? D’un élan ? D’un travail ? Ou sont-elles, au contraire, le fruit d’une disponibilité sans attente précise ? D’une sorte de relâchement des exigences ? D’un renoncement aux quêtes trop ciblées ? D’un assouplissement de nos souhaits d’optimisation, de notre souci de rentabilisation de notre temps, de nos actions… ? D’une ouverture à l’inattendu ? D’une attention à ce qui se présente tel quel, parfois sous une forme très éloignée de nos attentes et désirs initiaux ?
Sous quelles modalités autres qu’amoureuse pouvons-nous expérimenter la rencontre ? Est-elle toujours réciproque ? Dans quel cas peut-on parler d’une rencontre amicale ? D’une rencontre esthétique ? D’une rencontre avec un auteur ? Avec un livre ? Avec une culture ? Avec un pays ? Avec Dieu ? Avec son propre enfant ? Avec son désir ? Etc.
En tant qu’autrui est au cœur de notre construction identitaire, ne pourrait-on pas aller jusqu’à dire que l’histoire d’un individu évolue au rythme de ce que lui permet ses différentes rencontres ? Ne pourrait-on pas aller même jusqu’à penser l’histoire de l’humanité également sur ce modèle ? Quoi de grand et de durable peut-il se faire sans rencontres ? A travers la rencontre de l’altérité, c’est parfois tout un champ de nouveaux projets, de projets communs, qui s’ouvrent ! Et ceci, souvent bien au-delà des simples interactions, aussi riches soient-elles, entre deux individus ; et des impacts sur leurs vies respectives.
Ensemble, à travers différents petits exercices d’écriture, simples et progressifs, nous essayerons d’apporter quelques modestes éclairages puisés autant de nos expériences que de nos réflexions sur ces grandes et belles questions.
Caroline BOINON

