L’amour existe-t-il vraiment ?
Qu’il s’agisse de l’amour de Roméo et Juliette ou de l’amour filial en passant par l’amour de l’andouillette ou de la musique sans oublier celui de Dieu ou de son chat, chacun semble savoir de quoi l’on parle lorsque ce terme d’amour prend place dans le flot de nos paroles.
L’usage de ce mot est si fréquent qu’il fait partie des mots ordinaires, voire banals, de notre quotidien, et ceci, quels que soient notre âge ou notre milieu socio-culturel. Les contextes dans lesquels nous sommes amenés à le prononcer sont si variés que l’on pourrait commencer par se demander s’il existe un dénominateur commun à la diversité de ses usages.
« Aimer, c’est se réjouir » écrit Aristote dans l’Ethique à Eudème (-324 avant J.-C.). Quelle différence alors entre la joie et l’amour ? « L’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure », nous répond Spinoza dans l’Ethique (1677). Autrement dit, nous éprouverions de l’amour pour tout ce qui nous procure de la joie, petite ou grande.
Le dénominateur commun de tout amour serait donc jouissance et réjouissance dès lors qu’on les rapporte à leur cause. Aimer Bach, c’est jouir de sa musique et se réjouir à l’idée qu’elle existe. Aimer ses amis, c’est jouir de leur présence et se réjouir qu’ils soient, et de ce qu’ils sont. Même en supposant que nous consentions à la validité de ce dénominateur commun ; est-ce suffisant pour établir une définition satisfaisante de l’amour ? Est-il seulement pertinent de vouloir traiter sous une même catégorie toute la diversité des occurrences du mot amour ?
Peut-être est-il nécessaire de commencer par distinguer l’amour, que l’on nomme parfois « l’Amour avec un grand A », de la multiplicité des formes, plus ou moins intenses, de « l’aimer ». Convenons donc que la suite de notre réflexion concernera exclusivement ce qui lient deux êtres humains d’une manière intense, unique et singulière. Seront donc, volontairement, exclus nos liens d’attachement à des objets, aussi précieux soient-ils, ou à des expériences, aussi enthousiasmantes soient-elles.
Il s’agira donc de réfléchir sur la nature du lien qui unit des personnes qui se choisissent, en toute liberté, en vue de construire des liens de complicité et d’intimité ; et ceci, précisément au nom de ce qu’elles nomment leur ‘amour’. Qu’est-ce donc qui unit deux êtres qui décident, selon l’expression consacrée, de « faire, ou parfois refaire, leur vie ensemble » ? Autrement dit, quelle réalité se loge derrière ce mot de cinq lettres : a. m. o. u. r. ?
L’amour est-il une émotion, un sentiment, une valeur, un idéal, un leurre, une illusion vitale ? Rien de tout cela ? Ou, au contraire, tout cela à la fois ? Et, si l’amour nous semble pouvoir être associé à certains de ces attributs, quelles seraient les caractéristiques propres à chacun d’entre eux ? Se contenter d’affirmer que l’amour est une émotion, un sentiment, une valeur ou un idéal ne nous renseignerait en rien, en effet, sur le type d’émotion, de sentiment, de valeur ou d’idéal dont il s’agit…
Surtout, si définir l’amour s’avère particulièrement compliqué, de quoi cette difficulté est-elle le signe ? L’amour ne serait-il qu’un mot derrière lequel chacun place toute l’épaisseur d’une représentation éminemment subjective, relative à notre histoire personnelle et à nos repères socio-culturels ? Par ailleurs, l’orientation et les modalités de notre vie affective semblent être fortement conditionnées par les liens d’attachement, vécus dans notre petite enfance, tel que l’a théorisé le champ de la psychologie à la suite notamment des travaux de John Bowlby en 1958.
Difficilement conceptualisable, l’amour renverrait-il donc à une pluralité indéfinie de relations, toutes différentes car toutes uniques et singulières, entre deux êtres ? Dans ce cas, existerait-il autant de types d’amour que de relations amoureuses ? Pourrait-on alors en conclure que l’amour s’éprouve sans parvenir à se définir ? Dans cette hypothèse, cela n’en rend-il pas suspect jusqu’à sa réalité même ? Ne serait-il pas, au fond, qu’une ruse de la Nature pour assurer la perpétuation de l’espèce comme l’affirmait Arthur Schopenhauer dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1819) ? Ne serait-il qu’un jeu de dupes entre personnes dont la motivation première serait une mutualisation d’intérêts ? L’amour peut-il survivre à un décompte de profits personnels que l’on jugerait déficitaires au regard de ce qu’on y a investi en termes de temps, d’argent, d’énergie et de sacrifices de toute nature ?
Ou bien est-il, au contraire, si grand qu’il se situe très au-delà de ce que peuvent en exprimer des mots dans une démarche rationnelle ? Aux confins du sacré, sorte d’Absolu en soi, peut-être est-il ce qui nous relie à autre que soi, à plus puissant et plus beau que soi… Est-il alors raisonnable de vouloir en faire un objet de connaissance ? Ou, même simplement, un objet de réflexion ?
Si ni la science ni la philosophie ne peuvent en explorer les caractéristiques sans en dénaturer l’essence, exprimer l’amour relève-t-il alors du domaine exclusif des arts ? Ainsi, peut-être que seules la littérature, la peinture, la sculpture, la musique sont aptes à nous offrir une fidèle expression de ce qu’est l’amour. Mais, dans ce cas, n’est-il pas le produit de notre seule imagination ?
L’amour est-il un état ou une modalité de relation possédant ses caractéristiques propres ? Dans l’affirmative, elles doivent pouvoir être identifiées. Ou bien, l’amour n’est-il que le déguisement enchanteur destiné à voiler d’autres réalités moins nobles ? Autrement dit, n’est-il que le fruit des histoires que l’on aime se raconter pour exhausser le goût de nos vies ?
Bref, l’amour existe-t-il vraiment ? Ou est-il le fruit, tantôt délicieux et juteux tantôt gâté et avarié d’une illusion ?
A l’appui de ces questions, et de beaucoup d’autres qui naîtront de nos échanges et de nos exercices d’écriture, simples et progressifs, je vous propose de cheminer ensemble au sein de l’immense richesse de réflexion que revêt la notion d’amour : valeur de toutes les valeurs, idéal exigeant et difficile de toute existence humaine, mais bien réel ? Ou simple mot à la signification si malléable qu’elle en est, le plus souvent, noyée dans l’océan de nos justifications et de notre mauvaise foi ?
Caroline BOINON

