Peut-on échapper au regard des autres ?
Rappelons-nous de Jean Valjean dans Les Misérables (1862) de Victor Hugo. Ancien forçat rejeté de tous, il vole des chandeliers à un évêque. Or, ce dernier, voit ce voleur non comme un criminel mais comme un homme en devenir et capable de bien. C’est pourquoi, afin de lui éviter de retourner au bagne, il déclare lui avoir offert les chandeliers. Ce regard si bienveillant va définitivement transformer Jean Valjean au point de le convertir en véritable bienfaiteur.
A l’opposé, Annie Ernaux dans La Honte (1997) illustre le caractère parfois destructeur du regard d’autrui. Dans ce roman autobiographique, elle raconte qu’à l’âge de 12 ans, elle a assisté à une scène où son père a voulu tuer sa mère. Surtout, elle nous fait découvrir en quoi le plus traumatisant pour elle n’a paradoxalement pas été l’événement lui-même mais le regard de tous ceux qui savaient ou pourraient savoir un jour.
Ainsi, le regard des autres, compris non comme simple perception mais comme jugement sur soi, peut nous faire vivre le meilleur comme le pire.
Hegel (philosophe allemand du début du 19e siècle) est le premier philosophe à avoir identifié l’importance de ce regard, non seulement pour avoir confiance en sa propre valeur mais aussi, plus fondamentalement, pour exister comme sujet. Ainsi, dans la Phénoménologie de l’Esprit (1807), il écrit : « La conscience de soi n’atteint sa vérité que dans une autre conscience de soi ; c’est-à-dire : elle n’est pour elle-même qu’en étant pour l’autre ».
A la suite de Hegel, tellement nombreux sont les philosophes et psychologues à avoir démontrer, dans le processus de construction de soi, le caractère incontournable du rapport à autre que soi que le rappeler semble désormais relever du lieu commun. Si certains mettent principalement l’accent sur les vertus du regard d’autrui pendant que d’autres préfèrent en rappeler les effets potentiellement aliénants voire carrément destructeurs ; tous s’accordent sur la dimension non évitable de ce regard. Ainsi, chacun étant, tout à tour, regardant et regardé ; nous assistons à ce que beaucoup ont nommé, « l’interdépendance des consciences ».
Et c’est précisément parce qu’il s’impose au cœur de toutes les vies humaines, sans exception, que le regard d’autrui est parfois oppressant et stressant. D’ailleurs, si « l’enfer, c’est les autres » pour reprendre la si célèbre citation de Sartre dans Huis clos (1944), c’est précisément en raison de l’impossibilité d’échapper à leur regard. Le supplice découle du fait que je suis prisonnier de ce regard, sans échappatoire possible. Et si cela me fait tant souffrir, c’est principalement parce que ce regard m’assigne à une identité figée et me prive, par là-même, de ma liberté ontologique.
Ainsi, qu’ils soient valorisants ou destructeurs, ces regards conditionnent l’essentiel de notre être et nous en sommes inéluctablement dépendants. Le regard des autres possède, de fait, un tel pouvoir sur soi, jusque dans ses dimensions les plus intimes, qu’il est souvent ressenti comme tyrannique. C’est pourquoi, il nous arrive souvent de vouloir nous en soustraire. Mais est-ce seulement possible ?
Bref, peut-on réellement échapper au regard des autres ? Ou bien, vivre sous le regard d’autrui est-il constitutif de notre humaine condition ?
Qu’est-ce que le ‘moi’ indépendamment de ce que sa socialisation, et donc de ce que son rapport à autre que soi, lui a permis d’être ?
D’ailleurs, lorsque nous souhaitons être protégés du regard d’autrui, cela signifie-t-il pour autant que nous aimerions devenir un ermite ou un Robinson Crusoé ? Il semblerait au contraire que, la plupart du temps, nous recherchons activement des regards de reconnaissance bien autant que nous tentons d’éviter, tout aussi vigoureusement, d’être l’objet de regards stigmatisants et blessants.
Si la difficulté, voire l’impossibilité, d’échapper au regard d’autrui se loge principalement dans le besoin fondamental de reconnaissance, que pouvons-nous en conclure ? Qu’il faut apprendre à se passer de toute reconnaissance ? qu’il faut satisfaire ce besoin de reconnaissance à travers des réalisations, des engagements profonds et durables qui nous placent au cœur de notre essentiel et nous rendent, de fait, moins vulnérables à la diversité contradictoire des jugements d’autrui ?
Bref, si échapper totalement aux regards d’autrui n’est ni possible ni souhaitable, peut-être peut-on alors se demander comment être moins affecté par ceux qui habituellement nous blessent.
Autrement dit, s’il est naïf de croire que l’on peut être définitivement à l’abri du jugement d’autrui, comment alors cesser d’y être vulnérable ?
- Est-ce en apprenant à s’entourer de personnes réellement bienveillantes, voire bientraitantes ? Tisser des liens profonds et durables avec de telles personnes nous permet-il pas de ne plus être atteint par des regards stigmatisants ou irrespectueux que nous croisons tous, parfois, sur notre chemin ?
- Est-ce en cultivant sa confiance en soi à travers la concrétisation d’actions et de projets qui comptent vraiment à nos yeux ? Que peut venir ébranler le regard d’autrui quand nous sommes certains de donner le meilleur de nous-même pour ce qui fait véritablement sens à nos propres yeux ?
- Est-ce en se retirant du théâtre mondain ? En se distançant des lieux de comparaison permanente, de vanité et de jalousie ?
- Est-ce en boycottant les réseaux sociaux où chacun devient à la fois acteur et spectateur de lui-même, dans une modalité de visibilité permanente où l’intimité se livre au regard de tous ? Est-ce en se préservant des zones d’ombre ? un droit à l’invisibilité ?
- Est-ce en construisant un rapport le plus singulier possible au réel ? Le goût pour les arts, la solitude, la méditation peuvent-ils nous y aider ?
Ensemble, à travers différents petits exercices d’écriture, simples et progressifs, nous essayerons d’apporter quelques modestes éclairages puisés autant de nos expériences que de nos réflexions sur ces grandes et belles questions.
Caroline Boinon

