Les Intros de Caro

Qui suis-je ?

Qui suis-je ?

En 1918, un soldat français rapatrié d’Allemagne, amnésique et sans papiers, est retrouvé errant à la gare des Brotteaux à Lyon.  La presse le surnomme « le soldat inconnu vivant ».
Pendant plus de vingt ans, des centaines de familles endeuillées le revendiquent comme fils, frère ou mari disparu, entraînant une longue bataille judiciaire. Qui était donc cet homme qui ne savait plus qui il était ?

Qui suis-je ? Voilà la question à laquelle ce soldat ne savait plus répondre. Mais nous qui lisons ces lignes, nous qui ne sommes ni amnésiques ni sans papiers, savons-nous mieux répondre pour nous-même à cette délicate question ?

Tout d’abord, essayons de comprendre le sens profond de la question elle-même. Et pour cela, analysons le sens du « qui » puis du « je » :

  • Le qui renvoie au moi comme objet de connaissance. La question « Qui suis-je ? » pourrait être ainsi reformulée : Qui est ce moi que le je observe ? Retenons surtout que je peux prendre une certaine distance par rapport à ce moi, comme si je le regardais du dehors. Ce moi peut donc désigner, selon les contextes, mes traits physiques, mes goûts, mon caractère, mes émotions, mes pensées, mon passé, mes habitudes, mes centres d’intérêts. Comment établir la liste de tout ce à quoi renvoie ce moi ? Au nom de quels critères ? Quoi qu’il en soit, pour simplifier, on pourrait dire que le moi renvoie à un contenu psychologique et social.  Et c’est précisément ce contenu qui peut être pris pour objet de connaissance.
  • Le je est beaucoup plus délicat à cerner car, à l’inverse du moi, le je ne peut pas être un objet de connaissance puisqu’il est justement le sujet qui connait. Le je est le point de vue depuis lequel j’observe autant le monde que le moi sans jamais être visible ou descriptible en tant que tel. Ce je peut seulement être vécu. Il est une activité et non un contenu psychologique. On pourrait dire qu’il est la conscience en acte. Il est le sujet pensant. Il est celui qui peut prendre le moi pour objet d’observation (voire objet d’étude) mais sans jamais se confondre avec lui. La question « Qui suis-je ? » pourrait donc être, ici, reformulée différemment de précédemment : Qui est ce je ? Qui est cet être pensant qui dit je ?

Pour tenter de cerner ce je, Descartes dans les Méditations métaphysiques (1641), entreprend de douter de tout, autant du monde extérieur que de son corps. Au cœur de ce doute, une seule certitude, devenue célèbre, demeure : « Je pense, donc je suis ». Dépouillé de tout, ‘’je’’ reste « une chose qui pense » et qui subsiste même si tout le reste vacille. Si on reprend l’exemple du « soldat inconnu vivant », il a perdu son passé, mais il n’a pas perdu son ‘’je’’ puisqu’il doute, s’interroge, souffre peut-être de sa perte de mémoire. Mais dans ce doute même, il se découvre encore existant. Il n’est donc pas réduit à rien. Il reste, a minima, un je qui renvoie, ici, à une conscience de soi au sens de « se savoir exister ».   

Mais la question du « Qui est-ce je ? » reste intacte !

Il parait difficile de répondre sans convoquer le rôle de la mémoire, ou plutôt sans se mettre dans une perspective temporelle. Si je sais être ainsi plutôt qu’autrement, n’est-ce pas parce que je peux me rappeler de mes actions passées tout autant que formuler des projets pour l’avenir ? Savoir qui l’on est ne nécessite-t-il pas, avant tout, de construire un récit de sa vie et de le réécrire au fil de ses changements et de ses évolutions ? C’est, en tout cas, l’hypothèse de Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre (1990). Ainsi, le soldat amnésique est un sujet privé d’un certain récit issu de son passé, certes, mais il peut reconstruire une cohérence narrative. Autrement dit, il peut recomposer un soi à partir de fragments, de témoignages, de documents, peut-être de ressentis, mais aussi d’envie, de projets, de sentiments, de goûts, de préférence.

Ainsi, ne suis-je pas surtout ce que je choisis de me raconter de mon passé parfois en le revendiquant et l’assumant tel que je m’en souviens, parfois en le transformant et le réécrivant ? Quelles sont les frontières entre les oublis salutaires et les dénis destructeurs dans la construction du récit de ce que je suis ?

Bien sûr, le je n’est pas seul à raconter qui il est. Les autres prennent une place centrale dans le construction de ce récit.  Ne le font-ils pas d’ailleurs, trop souvent, à sa place ? Jean-Paul Sartre dans L’Être et le Néant (1943) montre à quel point nous nous découvrons principalement sous le regard d’autrui. Je ne suis plus seulement celui qui se vit du dedans mais je deviens celui qu’on voit du dehors et, du coup, qu’on fige dans un récit dont il peut être difficile, et parfois impossible, de se défaire.

Bref, quel que soit l’angle par lequel on choisit de se demander « Qui suis-je ? », n’est-on pas face à ce qu’il conviendrait d’appeler une question directrice ? C’est-à-dire une question qui accompagne l’existence sans jamais recevoir de réponse ?

 Et si le je n’était pas quelque chose de ‘déjà-là’ qui serait à trouver, mais plutôt quelque chose à construire, à réajuster, à inventer, à raconter ?

Ainsi, la question « Qui suis-je ? » ne serait-elle pas surtout une invitation à un travail de soi sur soi ? Et ceci, ni pour partir à la recherche d’un soi ‘enfoui’ ni pour dessiner une étiquette à porter toute sa vie ; mais peut-être pour tenter de nouveaux gestes, poursuivre une quête inachevée, ou ressentir l’épaisseur de son silence et de tout ce qui sépare d’une totale transparence à soi-même. N’est-ce pas ainsi que je serais capable d’être qui je suis, de me raconter autrement, de me promettre toujours quelque chose pour demain, puis pour après-demain ? Ainsi, peut-être qu’à défaut de savoir qui je suis, peut-être pourrais-je, au moins,  de cette façon me donner les moyens de le devenir. Paradoxalement,  n’est-il pas plus facile de devenir ce que je suis plutôt que de savoir qui je suis ?

Ensemble, à travers différents petits exercices d’écriture, simples et progressifs, nous essayerons d’apporter quelques modestes éclairages puisés autant de nos expériences que de nos réflexions sur ces grandes et belles questions.

Caroline Boinon

Quand sera programmé ce sujet ?