Les fêtes sont-elles le seul ciment de notre société ?
Dans le film Le Festin de Babette de Gabriel Axel, 1987, adapté de la nouvelle de Karen Blixen (1958), une petite communauté protestante danoise, austère et divisée, se voit transformée par un événement inattendu : le banquet que Babette, réfugiée française, leur offre en dépensant la totalité de son argent. Alors que les villageois redoutaient ce moment, la fête devient un moment de réconciliation : le plaisir du ‘vivre-ensemble’ renaît, un ‘nous’ est comme réanimé.
Les fêtes auraient-elles ce pouvoir de réparer un lien social abîmé ? Sont-elles nécessaires à la préservation de ce lien et éviter son délitement ? Dans quelle mesure les fêtes sont-elles indispensables à la création de relations sociales apaisées ? Ne sont-elles pas le principal engrais de notre lien social ?
Emile Durkheim, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), décrit les fêtes comme des moments d’effervescence collective. Réunie physiquement et émotionnellement, la communauté se sent exister comme un corps et fait naître, ou perdurer, la conscience du groupe.
Face à ce constat, plusieurs questions se posent : Cette unité est-elle une illusion temporaire ? Présuppose-t-elle une cohésion préexistante ? Une société qui reposerait déjà sur des liens sociaux bien enracinés pourrait-elle tenir longtemps sans ces parenthèses festives ?
Bref, les fêtes sont-elles le seul vrai ciment de notre société ? Ou ne sont-elles qu’un moment d’exception, une parenthèse sans véritable portée collective durable ?
Dans Essai sur le don (1925), Marcel Mauss montre que, dans les sociétés traditionnelles, la fête est un ‘fait social total’ : elle engage à la fois l’économie, le droit, la religion, la politique et les affects. Elle repose sur les trois obligations sociales fondamentales : donner, recevoir, rendre. Dans ces sociétés, la fête assure les alliances entre groupes, redistribue les richesses, règle les hiérarchies, met en scène le prestige, évite la guerre en contraignant les clans à la réciprocité. Ne pas inviter, ne pas participer ou ne pas rendre peut mener au déshonneur ou à la rupture du lien social. Dans ces sociétés pré-modernes, la fête est donc véritablement un ciment, parce qu’elle crée un réseau d’obligations mutuelles. Certaines de nos fêtes modernes sont-elles encore sur ce modèle ?
Georg Simmel, dans sa Sociologie de la sociabilité (1911), propose une approche différente : la sociabilité est une forme de relation où l’on est ensemble pour le plaisir d’être ensemble, sans finalité utilitaire. La fête devient alors le lieu par excellence de cette relation gratuite, un moment où l’interaction n’a d’autre but qu’elle-même. Ici, la fête apparaît comme un ciment social essentiel puisqu’elle fait de la sociabilité une valeur en soi.
Cette perspective invite à d’autres questions : Le lien social se construit-il par le sérieux des institutions, ou par la légèreté des relations festives ? Qu’advient-il d’une société qui réduit les échanges au travail, au contrat et à l’efficacité ? La fête n’est-elle pas l’une des dernières expériences d’un “être ensemble” sans enjeu ?
Surtout, est-ce véritablement sans enjeu ?
Mikhaïl Bakhtine, dans L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1965), analyse le carnaval comme une fête où le monde se renverse : les hiérarchies sont suspendues, les rôles inversés, le peuple rit de ce qui d’ordinaire l’écrase. Le carnaval devient un espace de liberté et de critique.
La fête révèle alors une dimension paradoxale : elle unit en renversant, elle libère en ridiculisant l’ordre, elle donne de la voix aux silences sociaux. Ce type de transgression, régulée dans des espaces festifs bien identifiés, produit-il un lien social plus fort que les règles ? La fête est-elle un ciment social lorsqu’elle ouvre un espace critique ?
Michaël Foessel dans La Nuit. Vivre sans témoin (2017) montre que la fête n’est pas un simple moment de défoulement. Elle fonctionne comme une suspension de l’ordre social, un espace où l’on peut respirer hors des normes qui pèsent sur nous en temps ordinaire. Dans une société où l’on nous demande d’être transparents, prévisibles, identifiables et productifs, la fête ouvre une brèche où les rôles soit se relâchent soit se transforment.
Ainsi, sans être une anarchie, la fête modifie la logique de ce qu’il appelle une culture de la vigilance : caméras, sécurité, procédures… Certaines fêtes, surtout nocturnes selon Foessel, rendraient donc possible l’échappée hors de la normalisation. Ces parenthèses festives permettraient, du coup, de rendre acceptables les contraintes sociales des moments ‘ordinaires’.
A partir de ces différentes approches de la fête, que pouvons-nous dire du rôle social des fêtes ? Que deviendrions-nous sans ces moments où la société cesse d’être abstraite pour devenir un “nous” concret et vivant ? Quels types de liens construisons-nous dans les fêtes de notre société d’aujourd’hui ?
Ensemble, à travers différents petits exercices d’écriture, simples et progressifs, nous essayerons d’apporter quelques modestes éclairages puisés autant de nos expériences que de nos réflexions sur ces grandes et belles questions.
Caroline Boinon

