Les Intros de Caro

L’humour peut-il nous sauver ?

L’humour peut-il nous sauver ?

Vous voulez vivre vieux et en bonne santé ? Facile ! Riez au moins 10 minutes par jour, consommez quotidiennement cinq fruits et légumes, pratiquez une activité sportive trois fois par semaine ! L’injonction à la gaieté, dont le rire est l’expression la plus évidente, fait désormais partie du top 10 des recommandations répétées en boucle par l’industrie du développement personnel.

Ainsi, le rire est souvent présenté comme le plus efficace de toutes les détentes, le plus apte à soigner les traumas de nos stress quotidiens. Sorte de baume magique destiné à soigner nos psychés pressurisées, exutoire de toutes nos tensions, instrument de prévention des burn-out, shoot d’endorphine censé calmer toutes nos angoisses : les vertus et la fonction cathartique du rire ne semble plus à prouver.

En effet, dès le Ve siècle avant JC, Hippocrate, philosophe et père de la médecine, affirme la dimension curative, voire salvatrice, du rire considéré comme le signe par excellence d’une bonne santé mentale.  En 1532, un autre médecin célèbre, François Rabelais dès le prologue de Pantagruel, aussi célèbre que comique, déclare que le « rire est le propre de l’homme » et nous invite à lire « gaiement la suite pour le plaisir du corps et la santé des reins ». A leur suite, Sigmund Freud écrit, en 1905, dans Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, que les plaisanteries et leur fonction de défoulement, aident à supporter les désirs refoulés en leur fournissant un mode d’expression socialement acceptable. Rire serait alors la réaction de soulagement éprouvé lors de la levée d’une inhibition. L’euphorie que nous aspirons à atteindre serait, d’après le père de la psychanalyse, l’humeur de notre enfance : l’humeur spontanément gaie et légère que nous avons éprouvée dans nos jeunes années, sans avoir besoin de recourir à des processus comiques particuliers.

En parallèle à la rationalisation croissante de nos modes de vie et du désenchantement du monde que cela a entrainé, tel que l’a analysé Max Weber en 1905 dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, nos sociétés ont donc accordé une place de plus en plus importante au comique sous toutes ses formes. Ainsi, en réponse au poids croissant de l’esprit de sérieux de nos sociétés contemporaines où la rentabilité économique et la rationalité scientifique règnent en quasi-despotes, les ‘boites à rire’ sont de plus en plus nombreuses et polymorphes pour les consommateurs-rieurs que nous sommes. Dans ces multiples lieux du rire, se déploient des formes de comiques qui sont d’une telle diversité qu’on pourrait commencer par se demander ce qui nous permet de les qualifier par un vocable commun. Le comique des uns n’a souvent rien à voir avec le comique des autres. Derrière chaque effet comique, n’est-ce pas toujours une certaine vision du monde qui nous est présentée ? N’est-ce pas crédule, voire dangereux, d’applaudir le ‘comique’ quel qu’il soit sans s’interroger sur la représentation du monde que, parfois inconsciemment, il cautionne, détricote, voire créé et construit ?  Qualifier de comique un spectacle ou un film peut-il suffire à nous donner sa tonalité et le sens profond qu’il véhicule ? Ainsi, tout semble parfois se passer comme si le rire était une fin en soi : peu importe le flacon et son contenu, des sketchs potaches aux vidéos-gags en passant par le yoga du rire, pourvu qu’on ait l’ivresse des zygomatiques.

Au-delà de la si fréquente question qui consiste à se demander si l’on peut rire de tout et qui agite, à intervalles réguliers, les différents débats publics, ne serait-il pas plus fécond d’élargir la réflexion à la question du sens que nous donnons à nos différents rires. Tous les rires se valent-ils ? Peut-on distinguer différentes catégories de rires ? Quelles différentes expériences du ‘rire’ avons-nous déjà pu vivre dans notre chair, d’une part, et observer dans notre environnement, d’autre part ?

Le rire est-il toujours aussi salvateur qu’on nous le présente ? Est-il toujours accompagné de véritable joie ? Que dire des rires sarcastiques, moqueurs, voire haineux ? Certains ne sont-ils pas biberonnés à des ressentiments de toutes sortes ? Que penser des rires faciles, mécaniques ou conventionnels, voire gênés ? Certains ne sont-ils pas le refuge confortable d’une pensée aliénée, formatée par les nombreux clichés et stéréotypes, non toujours identifiés, qui structurent toutes sociétés ?

Loin d’être une simple détente anodine, certains rires ne sont-ils pas surtout des armes, des rapports de pouvoirs, des postures de dominations, ou bien encore, pour quelques-uns d’entre eux, des comportements mimétiques relevant d’un conformisme social, des automatismes pavloviens déclenchés par les mécanismes bien rôdés de l’univers social du comique ?

N’y a-t-il donc pas différentes catégories de rires qu’il conviendrait de distinguer plutôt que de supposer, d’une manière hâtive et a priori que, derrière le phénomène physiologique du rire se cache toujours la même réalité psychologique, sociologique, voire métaphysique ?

Peut-être convient-il, avant de s’engager dans ces pistes de réflexion, de rappeler comme le développe, en 1905, Henri Bergson dans Le rire : essai sur la signification du comique, que le rire est toujours le reflet de notre relation avec le monde qui nous entoure.  La plupart du temps, l’effet comique serait la conséquence d’un effet de surprise né d’un décalage ou d’une rupture entre l’attente du spectateur et la réalité présentée.  L’incongruité, souvent présentée comme l’essence même du comique, se manifeste lorsque deux éléments, normalement incompatibles ou contradictoires, sont associés de manière étonnante, créant la décharge pulsionnelle dont le rire est l’expression. Une fois le rire ainsi défini par l’existence d’un décalage entre deux éléments, nous pouvons surtout souligner à quel point cela ne nous dit encore rien sur le sens à lui donner.

Si ce n’est pas le rire en tant que tel qui mérite d’être inconditionnellement valorisé, comment penser la valeur du comique ? Ou plus précisément la valeur de l’humour ? Qu’est-ce qui distingue, d’ailleurs, l’humour du comique ? Dans le Dictionnaire philosophique d’André Comte-Sponville, à l’article humour, nous pouvons lire : « forme de comique qui fait rire surtout de ce qui n’est pas drôle. Par exemple, ce condamné à mort qu’évoque Freud, qu’on mène à l’échafaud un lundi : ‘Voilà une semaine qui commence bien !’ murmure-t-il. Ou Pierre Desproges annonçant sa maladie au public : ‘Plus cancéreux que moi, tu meurs !’.  Cela suppose un travail, une élaboration, une création. Ce n’est pas le réel qui est drôle, mais ce qu’on en dit. Non son sens, mais son interprétation – ou son non-sens. » L’humour serait-il donc l’outil privilégié d’un deuil salutaire face au constat de l’absurdité de notre condition humaine ? Lorsque nous constatons que le sens fait défaut ou se détruit ; qu’est-ce qui peut nous aider à supporter le tragique qui en résulte, en dehors d’un profond sens de l’humour ? La croyance en une transcendance divine ? Certes ! Mais pour ceux qui n’y croit pas ?

 Ainsi, faire preuve d’humour consisterait peut-être surtout à développer une distance vis-à-vis de soi-même, vis-à-vis de tout ce qui nous est le plus cher sans tomber ni dans une posture cynique, ni dans un déni de la réalité ou un aveuglement volontaire comme peuvent l’être certains types de rires.

Pris en ce sens, l’humour ne serait-il donc pas notre seul vrai Salut face aux tragédies de l’existence humaine ? Un Salut qui prendrait son ancrage dans la brèche, dont la taille varie selon les contextes, mais toujours ouverte entre sens et non-sens.

Si « l’humour, disait Boris Vian, est la politesse du désespoir », n’est-ce pas avant tout parce qu’il évite d’en incommoder les autres tout en s’en allégeant soi-même ? Il y aurait donc toujours du tragique dans l’humour, mais un tragique qui refuse de se prendre au sérieux. Ecoutons, une nouvelle fois, André Comte-Sponville : « l’humour travaille sur nos espérances, pour en marquer la limite ; sur nos déceptions, pour en rire ; sur nos angoisses, pour les surmonter. ‘Ce n’est pas que j’ai peur de la mort, explique par exemple Woody Allen, mais je préférerais être ailleurs quand cela se produira.’ Défense dérisoire ? Sans doute ! Mais qui s’avoue telle, et qui indique assez, contre la mort, qu’elles le sont toutes. » A la différence des autres formes de comique, l’humour consisterait donc en une mise à distance du moi dans ses tentatives, toujours échouées mais toujours renouvelées, de se libérer de lui-même, en reconnaissant sa propre vanité et, en cessant de ce fait, d’être dupe de lui-même ? N’y aurait-il pas alors beaucoup de courage dans l’humour, voire de la grandeur et de l’humilité ? Auquel cas, la figure de l’humoriste ne se rapprocherait-elle pas de celle du sage ? Ensemble, à travers différents exercices d’écriture, simples et progressifs, nous essayerons d’apporter quelques modestes éclairages puisés autant dans nos expériences que de nos réflexions à ces grandes et belles questions.

Caroline Boinon

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