Qu’est-ce que le féminin ?
Après des décennies de mouvements féministes aux revendications parfois contradictoires et aux multiples enjeux, est-il encore possible de penser la question du féminin loin de toute idéologie ?
Surtout, parler du féminin, n’est-ce pas aussitôt prendre le risque de penser à travers des stéréotypes ? Pire ! Les définitions du féminin, quelles qu’elles soient, ne sont-elles pas toutes des parfaits exemples de ce qui caractérise justement un stéréotype ; à savoir un raccourci cognitif qui simplifie d’une manière inexacte et abusive une réalité complexe ? La seule façon de parler avec justesse du féminin serait-il donc de partir de l’observation de la singularité de chaque individu de sexe féminin ? Dans ce cas, devrait-on en déduire que le féminin désignerait tout ce qui provient de la gent féminine, au sens biologique du terme, dans toute sa vertigineuse diversité ? Ainsi, une parole, un comportement pourraient être qualifiés de féminin toutes les fois où ils seraient le fruit d’une femme ? Pourtant, jamais le féminin n’a qualifié l’ensemble des agissements des femmes.
Ainsi, paradoxalement, avoir un comportement féminin ne signifie pas qu’il a été produit par une femme. Il contient un sens beaucoup plus ciblé et normatif qui peut, d’ailleurs, également qualifier le comportement d’un homme.
Qu’est-ce donc que le féminin ?
Nous pouvons d’abord rappeler qu’à l’origine le féminin, comme le masculin, ne désignait qu’un genre grammatical : celui qui s’applique exclusivement à des noms et des adjectifs, et utilisé pour les règles d’accord. Peut-être, devrait-on continuer à réserver l’usage de ces termes de ‘masculin’ et ‘féminin’ à la seule sphère linguistique qui fait du genre une propriété des mots et non des êtres ; cela nous simplifierait grandement la tâche quand il s’agirait d’en proposer une définition 😉
Bref, en dehors de sa signification grammaticale, qu’est-ce que le féminin ?
L’histoire des idées nous apprend qu’il a été pensé selon deux axes bien distincts :
- Soit on le fige dans une essence en naturalisant un être du féminin qu’il s’agirait alors d’identifier, de caractériser. La démarche consiste, dans ce cas, à vouloir définir ontologiquement le féminin, c’est-à-dire de tenter de cerner ce qu’il est véritablement dans sa nature profonde, au-delà de la diversité de ses manifestations.
- Soit on le dissout dans une construction sociale, sans valeur universelle, relatif à une histoire et à une culture déterminée, produit des discours et des rapports de pouvoir issus du patriarcat.
Les débats entre les partisans de ces deux postures sont souvent enflammés, voire franchement conflictuels, tant les tensions entre nature et culture, universalisme et relativisme, naturalisme et constructivisme sont pensés dans des rapports d’opposition. Face à l’impossibilité de les réconcilier, chacun est alors sommé de choisir son camp.
Cette binarité est-elle le seul cadre dans lequel penser le féminin ou existe-t-il une troisième voie? Autrement dit, est-il possible de penser le féminin sans tomber ni dans l’essentialisme (le féminin comme nature immuable), ni dans le constructivisme radical (le féminin comme pur produit social) ?
Remarquons tout d’abord que, si opposées soient-elles, ces deux perspectives partagent un même postulat. Celui-ci repose sur la croyance que le féminin doit être expliqué à partir d’un principe extérieur à l’expérience subjective des individus : la nature ou la société.
Peut-être est-il intéressant d’explorer des voies alternatives afin de sortir de notre cadre habituel de réflexion… Maurice Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception (1945), adoptant une démarche phénoménologique, nous propose d’observer et d’interroger comment se manifeste le féminin dans notre expérience humaine. Ainsi, plutôt que de chercher à définir ce qu’est le féminin, comme une essence ou comme un rôle social, il l’appréhende comme une « modalité parmi d’autres de l’être-au-monde », c’est-à-dire comme une manière singulière d’habiter la relation à soi, aux autres et au monde. En adoptant une telle perspective, le féminin s’éprouve davantage qu’il ne se définit… Surtout, il n’est ni une catégorie psychologique, ni l’exclusivité d’un seul sexe, ni un abîme identitaire mais une manière d’expérimenter le monde, un type d’expérience (au contenu identifiable davantage dans sa chair que dans les livres), et accessible aux deux sexes.
Ainsi, Maurice Merleau-Ponty conceptualise le féminin ni comme une essence ni comme un construit social mais comme une manière d’habiter le monde, d’éprouver son corps et sa relation à autrui. Le féminin selon cet angle n’est donc ni une substance immuable ni un simple rôle mais « un style d’existence corporel » ou encore « une structure d’existence ».
S’opposant au différentialisme frontal entre féminin et masculin, de nombreux travaux (dans une diversité de disciplines : anthropologie, sociologie, psychologie, philosophie…) ont montré que le propre de l’être humain était précisément de se construire au cœur de processus dialectiques permettant de tisser, pas-à-pas, une identité singulière en puisant dans des repères sociaux, culturels et symbolique en perpétuelles tensions : mouvement/repos, réceptif/expressif, mou/dur, intuitif/discursif, bien/mal, créatif/analytique, féminin/masculin, etc.
Au cœur de ces axes de tension, le couple ‘masculin/féminin’ ne peut être placé sur le même plan que les autres en raison de la possibilité, pour l’un ces deux termes (à l’exclusion de l’autre), de trouver un ancrage privilégié, et parfois exclusif, dans le corps toujours sexué de tout humain.
Quoi qu’il en soit, la plupart d’entre nous avons déjà probablement expérimenté, d’une façon ou d’une autre, la corrélation du féminin et du masculin. L’androgynie psychique devient même, dans certaines approches, une des caractéristiques essentielles de la psychè humaine. Pour Carl Jung, par exemple, l’anima est l’archétype féminin tel qu’il est toujours présent dans la psyché d’un homme biologique ; et inversement l’animus représente l’archétype masculin tel qu’il se trouve au cœur du psychisme d’une femme biologique.
Fruit de l’expérience d’un homme ou de celui d’une femme, qu’est-ce donc que le féminin ?
Est-ce une forme de présence hospitalière, de douceur et d’accueil, comme le développe Gaston Bachelard dans La poétique de la rêverie (1960) ? Est-ce une expérience de l’altérité et de la créativité comme l’argumente Julia Kristeva dans Histoire d’amour (1983) ? Ou est-ce encore une figure de la présence non-dominatrice, de la relation et de l’ouverture à l’autre comme l’écrit Emmanuel Levinas dans Totalité et infini (1961) ?
Ensemble, à travers différents petits exercices d’écriture, simples et progressifs, nous essayerons
d’apporter quelques modestes éclairages puisés autant de nos expériences que de nos réflexions sur ces grandes et belles questions.
Caroline Boinon

