Les Intros de Caro

Qu’est-ce que prendre son temps ?

Qu’est-ce que prendre son temps ?

Le temps est une évidence et un mystère : chacun l’expérimente mais nul ne peut véritablement le comprendre ni même le définir. Pourquoi une telle difficulté ? Tout d’abord, le mot ‘temps’, hautement polysémique, est toujours utilisé pour dire autre chose que lui-même. On l’emploie pour désigner les phénomènes temporels : le vieillissement, la succession, la simultanéité, la durée, le moment, le devenir, etc. 

Surtout, on confond le temps et le calcul du temps tels que le permettent nos calendriers et nos horloges.

Comme nous l’explique le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein dans Les Tactiques de Chronos en 2003,   le temps lui-même est aussi abstrait qu’insaisissable et ne peut s’appréhender que par métaphore. Souvent, on tente de le cerner à travers des images qui évoquent l’écoulement, le passage, le flux, une direction en sens unique : l’image du fleuve, par exemple, est régulièrement employée. Mais si le temps est comparable à une rivière, quel serait son ‘lit’ ? Que serait ses berges ? L’idée d’écoulement suppose, en effet, l’existence de quelque réalité intemporelle dans laquelle passerait le temps.  Par ailleurs, quelle serait la cause de l’écoulement. Pour le fleuve, c’est la gravité : l’amont est plus élevé que l’aval, c’est pourquoi l’eau s’écoule toujours dans le même sens, du haut vers le bas. Mais qu’est-ce qui fait couler le temps ? Qu’est-ce qui pousse le futur à s’écouler vers le passé en passant par le présent ? La métaphore ne le dit pas. Enfin, dire que le temps s’écoule à la manière d’un fleuve suppose qu’il a une certaine vitesse par rapport à ses hypothétiques berges. Mais toute notion de vitesse est l’expression d’une certaine quantité par rapport… au temps ! Cette image est donc mauvaise et pourtant c’est la meilleure que nous possédons car proche de ce que les physiciens, depuis Galilée et Newton, nomme ‘ la flèche du temps’ même si tous n’en ont pas la même représentation selon leur système de référence. Ainsi, le temps de Newton n’est pas celui d’Einstein, par exemple.

Quoi qu’il en soit, le temps des physiciens n’est qu’une variable dans de complexes équations et reste totalement indifférent à la perception que nous en avons.

Le temps de la physique nous est donc inutile pour penser notre rapport au temps.

Peut-être, direz-vous, que le temps est ce qui fait que toute chose passe. Soit ! Mais de là à dire que c’est le temps lui-même qui passe, n’est-ce pas se méprendre sur la nature du temps ? La succession des trois moments du temps (futur, présent et passé) n’implique nullement qu’on puisse dire que le temps se succède à lui-même. Eux passent, c’est certain, mais lui ? N’est-ce pas justement du fait de sa présence constante que les choses ne cessent de passer ? On devrait donc plutôt dire que c’est la réalité tout entière qui passe, et non le temps lui-même, qui ne cesse jamais d’être là à faire justement passer la réalité. A travers l’écoulement temporel de la réalité, se trouve une sorte de ‘principe actif’ qui demeure et ne change pas, par lequel le présent ne cesse de se succéder à lui-même. Ainsi, nous pouvons dire que le présent passe, puisqu’il n’est jamais strictement le même. Mais nous pouvons également affirmer qu’il ne passe pas, puisque nous ne quittons un instant présent que pour un autre. Le présent a donc ceci de singulier et de paradoxal qu’il est à la fois éternel et instantané, toujours là mais toujours en train de disparaître.

Bref, le temps est ce que nous éprouvons d’une manière évidente et palpable mais sans rien pouvoir en dire. Peut-être est-ce l’autre nom de l’Etre et de son déploiement, de la réalité telle qu’elle se vit, telle qu’elle s’observe. Or, en tant que nous faisons partie de cette réalité, nous ne pouvons pas l’observer de l’extérieur : on ne peut donc pas le théoriser, le conceptualiser. Peut-être, pouvons-nous seulement le vivre. Or, vivre le temps, n’est-ce pas justement vivre ‘tout court’ ? Puisque vivre, n’est-ce pas durer ? N’est-ce pas éprouver l’effet du temps en soi ?

Bref, quoi qu’on fasse, le temps semble être constitutif de notre être. Et même si nous n’en comprenons pas la nature profonde, nous dépendons entièrement de ses lois auxquelles nous ne pouvons que nous soumettre. En aucun cas, le temps ne peut être l’équivalent d’une entité extérieure à soi que l’on pourrait manier à sa guise tel un instrument qui dépend de notre bon vouloir. Pourtant, dans de nombreuses expressions, nous parlons du temps comme s’il s’agissait de notre propriété. Ainsi, nous pensons avoir plus ou moins de temps à notre disposition, nous perdons ou nous gagnons du temps, nous prenons ou non notre temps

Dans ces exemples, ne confondons-nous pas le temps avec les usages que nous en faisons ? Autrement dit, ne confondons-nous pas le temps avec notre emploi de ce temps ? Ainsi, ne pas avoir le temps de réaliser tel acte ou tel projet, n’est-ce pas certes en être empêché mais uniquement car le temps nécessaire à sa réalisation est déjà utilisé d’une autre façon ? 

De même, nous avons le sentiment de perdre du temps quand notre manière d’utiliser notre temps nous semble peu satisfaisante. Nous avons le sentiment de gagner du temps, au contraire, lorsque nous parvenons à réaliser une quantité de choses plus importantes qu’à notre habitude dans un intervalle pourtant identique de temps. Ici aussi, il est question de la manière dont on juge l’efficacité de son emploi du temps et non du temps lui-même.  

C’est surtout sur l’expression ‘prendre son temps’ que nous porterons notre attention lors de notre prochain atelier d’écriture. Au sens premier et littéral, prendre son temps désigne le fait de saisir le temps qui est à soi. Autrement dit, prendre son temps consisterait-il, au sens propre, à ne pas se laisser dessaisir, à ne pas se laisser voler son temps ? Mais comment pourrait-on être dessaisi de ce qui nous constitue en propre ? Pourquoi devrait-on ‘prendre son temps’ pour jouir pleinement du temps puisque, de toute façon, nous sommes des êtres temporels qui ne pouvons vivre, de ce fait, que dans le temps, que dans notre temps ? Pourquoi devons-nous ‘prendre notre temps’ puisque, de toute façon, nous sommes notre temps ?  Ce n’est donc pas, ici non plus, du temps en tant que tel dont il est question mais plutôt du rythme qui caractérise notre manière d’agir dans le temps.  Dans l’expression ‘prendre son temps’, le temps renvoie à une notion de modération voire de lenteur dans la manière d’organiser l’emploi de son temps. Prendre son temps désignerait alors des actions effectuées selon un rythme ressenti comme confortable. Prendre son temps, n’est-ce pas tout simplement vivre selon son propre rythme ? Si tel est le cas, que cela signifie-t-il exactement ? Et, que cela suppose-t-il pour y parvenir ?   Cela n’implique-t-il pas une résistance face aux multiples injonctions de vitesse et d’efficacité auxquelles nous sommes régulièrement sommés de répondre ?

Réussir à prendre son temps ne passe-t-il pas par une clarification de ses priorités ? Par une acceptation de ses limites ? Par un regard lucide sur ce qui fait sens pour soi-même ?  Parvenir à prendre son temps ne suppose-t-il pas préalablement de le vouloir vraiment ? Autrement dit, de le vouloir avec tout ce que cela implique de renoncements, d’humilité ?

Avant tout, ne doit-on pas comprendre ce qui fait réellement sens, pour soi, dans le fait de ‘prendre son temps’ ? Est-ce juste un petit luxe que l’on aime pouvoir savourer à l’occasion ? Est-ce l’équivalent d’une cerise sur le gâteau d’un quotidien stressant ? Ou est-ce se réapproprier une dimension essentielle de son être ? Est-ce conquérir une autonomie fondamentale ? Est-ce arrêter de subir ce qui ne nous correspond pas ? Est-ce s’émanciper de toute domination ? Est-ce l’autre nom de la véritable liberté ?  Est-ce incompatible avec nos responsabilités ? Avec nos incompressibles contraintes ?

Bref, parvenir à prendre son temps ne passe-t-il pas avant tout par faire de son rapport au temps un objet de réflexion à part entière afin d’en dégager autant le possible que le véritablement souhaitable ? Ensemble, à travers différents exercices d’écriture, simples et progressifs, nous essayerons d’apporter quelques modestes éclairages puisés autant dans nos expériences que de nos réflexions à ces grandes et belles questions.

Caroline Boinon

Quand sera programmé ce sujet ?