Qu’est-ce qu’une vie réussie ?
« J’ai réussi » pensait Georges Duroy qui « se sentait un homme arrivé, un homme riche, un homme heureux, un homme envié ». C’est ainsi que Guy de Maupassant dans Bel-Ami (1885) décrit son personnage principal : un homme ayant le sentiment d’avoir « réussi sa vie » après avoir gravi les échelons sociaux grâce à sa carrière de journaliste, à ses mariages avantageux, à son habileté à s’enrichir et à obtenir du pouvoir. Dans ce roman, l’expression « réussir sa vie » renvoie à son sens le plus courant qui l’associe principalement à l’ascension sociale, à la richesse et à la reconnaissance professionnelle.
Bien sûr, l’auteur montre toute la vacuité d’une telle vie, dépourvue de toute joie véritable et le lecteur comprend vite que cette réussite n’est qu’un leurre.
Au-delà de cet exemple, il semble surtout intéressant de constater qu’il est difficile de trouver des exemples dans la littérature qui fassent réellement l’apologie de ce type de réussite. Comme s’il ne pouvait s’agir là que du bonheur des « vulgaires » : un bonheur sans grâce et sans profondeur.
Et, pourtant, en signant son Bel-Ami, Maupassant n’était-il pas, lui aussi, en recherche de gloire ? Notons, en tout cas, que son succès d’écrivain fut si net qu’il pu s’acheter un yacht, voyager beaucoup, construire une maison à Etretat et « mener la grande vie » pour reprendre une autre expression qui pourrait être considérée comme synonyme de la première (« réussir sa vie »).
Citons également l’exemple de Francis Scott Fitzgerald. D’un côté, il n’a cessé de vouloir démontrer, à travers ses nombreux romans dont le si célèbre Gatsby le Magnifique (1925), à quel point la soif de possessions et de reconnaissance sociale était non seulement méprisable mais rendait profondément malheureux. D’un autre côté, avec l’immense succès de ses écrits, cet auteur était réputé pour sa vie fastueuse, multipliant les fêtes, les voyages et les dépenses extravagantes.
Ces deux célèbres et talentueux écrivains ne feraient-ils pas preuve, comme la plupart d’entre nous tous, chacun à son échelle, d’une contradiction aussi profonde que non véritablement avouée et assumée ?
Cette hypothèse n’est pas sans rappeler les propos de Cicéron dans son traité philosophique et moral Des devoirs (44 av. J.-C.) : « Les gens blâment l’ambition, accusent l’avidité, et pourtant ils ne rêvent que d’honneurs, de dignités et de richesses. (…) Le langage des hommes est vertueux ; leurs actes sont pleins de duplicité ». Cicéron observe que les hommes se plaisent à tenir un discours moral, condamnant publiquement l’ambition et la cupidité tout en y consacrant l’essentiel de leur temps et de leur énergie.
Dénoncer la superficialité des biens matériels et des honneurs tout en peinant à trouver de véritables motivations en dehors d’eux, ainsi pourrait-il donc être décrite une des caractéristiques essentielles de la condition humaine ?
Au cœur de cette contradiction se loge donc une question essentielle : qu’est-ce qu’une vie véritablement réussie ? Entre les valeurs affirmées, revendiquées, et les désirs réels, penser une telle question, en pleine conscience et en toute honnêteté, est loin d’être simple.
Tout d’abord, la notion même de « vie réussie » supposerait qu’il existe des critères de réussite permettant d’évaluer s’ils sont ou non atteints. A supposer que de tels critères puissent être identifiés, contiennent-ils une part d’universel ou sont-ils exclusivement relatifs à chacun ? Surtout, avant de se lancer dans la recherche de tels critères, une question se pose : la valeur d’une vie peut-elle être évaluée ? Comment tenter de répondre à une telle question sans se demander préalablement ce que désigne, ici, « une vie » ? Est-ce un ensemble d’événements ? Un récit que l’on se construit ? Une réalité plus intime et existentielle ?
Surtout peut-on vraiment évaluer une vie dans son ensemble ? Si oui, comment « noter » ce qui constitue un tout non réductible à l’ensemble de ses parties ? Une totalité qui a pour principale caractéristique d’être sa propre finalité ? N’est-ce pas plutôt seulement certains de ses aspects qui peuvent éventuellement être soumis à une telle appréciation et non pas une vie dans son ensemble ?
A moins que « réussir sa vie » soit l’équivalent d’être heureux. La question « qu’est-ce qu’une vie réussie ? » deviendrait alors « qu’est-ce qui rend heureux ? » Mais est-ce vraiment le même questionnement de fond ? Ne peut-on, en effet, imaginer une vie réussie qui ne rende pas nécessairement heureux ? Que penser, par exemple, des personnes qui ont réalisé des œuvres ou des découvertes, sources d’éclairages considérables pour l’humanité, mais qui ont vécu dans la misère ou dans le malheur ? Les exemples sont légion ! Citons-en seulement quelques-uns, au hasard, tels que Van Gogh ou Mozart, Camille Claudel ou Antonin Artaud, Galilée, Alan Turing ou Marie Curie, ou encore Edward Snowden ou Julien Assange.
Bref, on peut accomplir quelque chose de grand, laisser une trace, être utile ou fidèle à un idéal, sans nécessairement être heureux. Pire ! Dans certains cas, il semblerait même que l’un fasse obstacle à l’autre puisque « faire œuvre » exige parfois de mettre la question de son bonheur au second plan.
Et si, paradoxalement, on cherchait les moyens de réussir sa vie surtout quand on se sent particulièrement malheureux ou peu apte au bonheur ?
Bref, une vie réussie doit-elle viser principalement le bonheur ou la grandeur ? La paix ou l’accomplissement ? La joie ou la vérité ?
Entre une personne célèbre, riche, et ayant accompli une œuvre majeure et utile pour l’humanité mais malheureuse et une personne inconnue, aux revenus et à la carrière modestes mais comblée de bonheurs simples, laquelle nous semblerait avoir le plus réussi sa vie ?
A partir d’exercices d’écriture aux consignes simples et progressives, chacun sera invité à cheminer, d’une manière libre et créative, le long de ces nourrissantes et stimulantes questions.
Caroline BOINON

