« Tu prends un fait quelconque, n’importe lequel, et tu l’arranges à ta sauce. Le public n’y verra que du feu. Ce qu’il lui faut, c’est une opinion ; il n’en a pas : tu la lui donnes. Il la répète le lendemain, et c’est ainsi que se font les vérités ». Dans cet extrait de Bel-Ami (1885), un journaliste aguerri explique à son jeune collègue comment écrire un article sans rien savoir du sujet. Notons que l’écriture de ce roman est contemporaine de la naissance de la presse ‘grand public’.
Plus de 150 ans après le constat de Guy de Maupassant, où en sommes-nous dans notre rapport à la vérité ? A l’heure de ce que certains appellent ‘l’infobésité’ et son lot d’infox en tout genre, des réseaux sociaux, des bulles informationnelles et des influenceurs, comment pensons-nous la question du vrai ?
Pour être crédible, il semblerait qu’il suffise désormais de ‘maitriser son narratif’ et tous les ‘éléments de langage’ s’y rapportant, sans se poser la question de la véracité des faits dont il est question. Comme le déplorait déjà Max Weber dans Le savant et le politique en 1919, tout se passe comme si le charisme, à travers la figure du chef ou du prophète, avait remplacé l’exigence de vérité incarnée par la figure du savant.
Face à la masse de ‘narratifs’ en tout genre, comment distinguons-nous le vrai du faux ? Le vrai du douteux ? Surtout, quelle que soit la pertinence des critères de vérité retenus et validés par la communauté scientifique, telle que la falsifiabilité conceptualisée pour la première fois par Karl Popper dans La logique de la découverte scientifique (1934), soulignons à quel point nous sommes aujourd’hui face à un paradoxe aussi déroutant que potentiellement dévastateur pour l’avenir de nos sociétés. Ce paradoxe est le suivant : plus notre société dispose d’informations, de connaissances et de moyens de vérification, et plus la vérité paraît incertaine et contestée. Celle-ci est même parfois soupçonnée d’être une illusion dangereuse ou oppressive au point d’être régulièrement accusée d’être dogmatique et liberticide.
Le concept de vérité n’aurait-il donc désormais de sens qu’au pluriel ? N’aurions-nous donc plus affaire à la vérité (une vérité unique et la même pour tous) mais à des vérités (une vérité plurielle et propre à chacun). L’heure du « à chacun sa vérité » aurait-elle donc, cette fois, vraiment sonné ? C’est d’ailleurs, ce que certains aiment nommer la ‘post-vérité’ où les croyances de chacun ont davantage de légitimité que les connaissances reposant sur des faits établis scientifiquement.
Bref, la logique du « à chacun sa vérité » est-il la nouvelle façon de concevoir la vérité de la vérité ? Ou est-ce juste une façon de tuer l’idée même de vérité, et de la transformer en un mot creux ? Si la vérité ne s’établit qu’à partir de la subjectivité de chacun et qu’elle devient un synonyme d’opinion et d’avis personnel, il ne s’agit plus de vérité mais d’opinion. En matière de vérité, nous assistons souvent à une dangereuse confusion de registre entre la doxa et l’epistémé pour reprendre les termes employés par Platon dans le livre V de La République (IVe siècle avant J.-C.). La doxa désigne la croyance approximative et subjective qui caractérise la nature même de l’opinion et l’episteme caractérise la connaissance vraie car fondée sur une démonstration logique et des preuves solides.
Face aux nombreuses tentatives de discréditer l’idée même de vérité, peut-être est-il utile de se rappeler que sans elle, « il n’y aurait plus de différence entre un délire et une démonstration, entre une hallucination et une perception, entre une connaissance et une superstition, entre un faux témoignage et un témoignage véridique, entre un historien et un mythomane, entre un savant et un ignorant » comme nous le rappelle André Comte-Sponville dans son Dictionnaire philosophique (2001), à l’article Vérité.
Ainsi, avant de savoir s’il y a encore ou non une vérité, il convient surtout de savoir ce qu’il convient d’entendre précisément par vérité.
Sans rentrer dans la complexité vertigineuse de cette notion, nous pouvons peut-être commencer par souligner que la vérité tend à une correspondance (la plus exacte dont le cerveau humain est capable) entre une pensée et son objet. Ainsi, il est vrai, par exemple, de penser que la Terre est ronde, et par conséquent faux de penser qu’elle est plate, si réellement (dans le réel tel qu’il est) elle a une forme sphérique. La vérité, dans sa définition même, suppose donc nécessairement cette confrontation à un objet extérieur à la pensée. Ainsi, la vérité dépend des moyens qu’on se donne pour connaitre le réel au plus près de ce qu’il est vraiment, et non tel qu’on le souhaite ou tel qu’on l’imagine. L’accès à la vérité peut paraitre parfois tellement exigeant, et nécessiter une telle rigueur méthodologique dans la constitution de ses nécessaires preuves, qu’elle peut parfois aller jusqu’à nous faire douter de son accessibilité voire de son ‘existence’ même.
Que notre connaissance de la vérité soit toujours incomplète et relative à nos instruments de mesure du réel, et donc à ce que l’on est en capacité de percevoir de ce dernier ; c’est incontestable : toute l’histoire des sciences en atteste. Notre compréhension du réel sera toujours à affiner, rectifier, ajuster puisque ce réel ne nous sera jamais accessible dans toute sa complexité et son entièreté. C’est pourquoi, « la vérité est une série d’erreurs rectifiées » écrit magnifiquement Gaston Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique (1938).
La quête de la vérité n’aura donc, certes, jamais de terme mais est-ce une raison de douter de la vérité elle-même ? N’est-ce pas au contraire ce qui fait de cette quête une des plus belles qui soit en tant que c’est le seul chemin qui nous permet de nous approcher, au plus près qu’il nous est possible, du réel lui-même ? Et ceci, toujours en donnant la priorité aux faits eux-mêmes, aux faits tels qu’ils sont, aux faits tels que l’état actuel des sciences et des techniques nous permet de les comprendre ; toujours mieux qu’hier mais moins bien que demain, pourrait-on dire, en suivant le rythme du progrès de nos connaissances. Dans Vérité et politique, extrait de son ouvrage La crise de la culture (1964), Hannah Arendt nous mettait déjà en garde contre l’immense danger que représentait la fragilisation du statut des faits eux-mêmes : « lorsque les fait deviennent des opinions, le monde commun se désagrège ». Conserver, et parfois retrouver, le goût de la vérité, à une échelle vraiment collective, n’est-il donc pas le seul espoir d’échapper à la loi du plus fort, aux idéologies voire au chaos, à l’instabilité et la guerre ? Si la frontière entre vérité et opinion s’efface, alors nous sommes privés de repères communs pour penser, parler et décider.
Qu’il y ait encore ou non une vérité ne dépendrait-il pas finalement surtout de nous tous, de notre décision à continuer, jour après jour et pas-à-pas, à la défendre, à la reconnaitre, à l’établir ? La vérité ne serait-elle pas surtout une exigence ? Une orientation de la pensée humaine lorsqu’elle se donne pour objectif de comprendre le réel du mieux qu’il lui est possible ?
Ensemble, à travers différents petits exercices d’écriture, simples et progressifs, nous essayerons d’apporter quelques modestes éclairages puisés autant de nos expériences que de nos réflexions sur ces grandes et belles questions.

